- Gilles Plazy
- Dominique de Villepin
- Salah Stétié
- Raoul-Jean Moulin
- Jean Grenier
- Bernard Dorival
- André Darle
- Bernard Vasseur
- Charles Dobzynski
- François Xavier
Gilles Plazy
Ecrivain et photographe
Lille, Janvier 2006
Pas très litote, puissante, sûre d’elle-même, originale, expression d’un peintre triomphant qui s’affirme avec panache dans l’art de son temps, la peinture de Kijno impose ses évidences mais l’essentiel n’est pas là, il est derrière la peau de la peinture, dans l’ardent questionnement qui tend un tel foisonnement, le retourne (pour qui voit au-delà de la jouissance de l’œil) en vertige, parce que Kijno est pour lui-même le champ d’une expérience qu’il n’est pas ridicule de dire métaphysique, dont la peinture est le médium voyant, mais qui s’exprime aussi dans une abondance de textes pour la plupart non encore divulgués. Un jour, nous plongerons dans ses multiples carnets et nous comprendrons mieux, sans doute, de quel trou noir est née l’intense énergie dont son œuvre exulte. Que celle-ci se donne à voir comme suite des formes accomplies n’empêche pas qu’il faille la prendre comme autant des signes qui marquent une vie exceptionnelle, exigeante, tourmentée, menée à tâtons dans l’obscurité qui est notre lieu commun, en quête d’un absolu dont elle sait qu’il n’est que l’espoir, un mirage, mais qui lui est la seule raison de rester tendue au-dessus du néant.
La peinture pour Kijno est aventure d’existence, pas seulement passion (pour un peintre, la moindre des choses), mise en jeu totale de sa personnalité dans une quête d’on ne sait quoi, le sens de la vie, l’énigme de l’être, la vérité, l’accord avec le monde, l’entente avec soi-même, la plénitude, le safari… Tout ce qui fait qu’un homme est obtus va de l’avant, lucide et aveugle à la fois, dans l’inquiétude et la jouissance, l’angoisse et l’ivresse. Mais avec une énergie qui est son lot particulier, surdimensionnant l’aventure: la démesure lui est naturelle, le souffle lui vaut raison, que son geste lance en avant sa pensée. La peinture de Kijno, quoique souvent maniant de l’image, est beaucoup plus que ce qu’elle montre au regard à fleur de peau, parce que, pour tout peintre qui compte, le tableau (la toile, la papier) n’est jamais que la peau de quelque être inconnu, sans doute un double du peintre, sur laquelle sont inscrits des signes qu’aucune clef ne nous permet de déchiffrer, au-delà de quelques significations trop simples pour être exhaustives.
Kijno on croit qu’il peint, qu’il fait la fête des signes et des couleurs; en fait, il taraude. Il creuse la voie de son existence, de sa vérité qui sont les nôtres si tout homme est exemple de ses semblables. Le philosophe y va de l’imbrication des concepts, le poète de l’embrasement du langage, le mystique d’un retour vertigineux sur soi-même, le peintre lui, il lui faut voir, non pas peindre ce qu’il voit, mais pour y voir.
Kijno se collecte avec le réel pour en tirer des signes qui lui permettront d’y voir plus clair. Ainsi le regard, en constante mutation, oscille-il du réel à la peinture – et le peintre lui non plus ne s’immobilise pas dans l’assurance de quelque pensée. La peinture n’est vivante que dans la mesure où elle est expérience nouvelle et singulière d’un quidam engagé dans un questionnement radical du monde, de l’homme et des rapports de l’homme au monde, c’est-à-dire à la vie à la mort. Mais la peinture n’est pas le langage. Elle ne pense pas avec des mots et des idées. C’est une pratique produisant des objets. Elle pense avec des gestes, des matières, des signes, des couleurs. La peinture de Kijno a beau cultiver des signes, ceux-ci n’opèrent pas dans l’ordre de la signification préétablie, ils émergent comme emblèmes, stèles, blasons ou balises.
Normal, donc, d’y voir de l’assurance. A ceci près que tant de signes affirmés sont aussi, souvent, déniés par une action contradictoire du peintre. Avant même de peindre, au lieu de se recueillir devant toile ou page blanche, respectueux de tant de candeur à investir, il froisse du kraft, en boule comme à jeter, de même triture le tissu, enduit ou non et pas encore sur le cadre. Une violence qui fait vivre le support, avant que n’y vienne la peinture, dessin déjà, au moins animation de la matière, réseau des lignes, formation de relief. Le froissage, il s’en est fait un style, ainsi violant la lisse bienséance des Beaux-Arts. Les froissés-collés, déjà souvent maculés de giclures, il lui arrive aussi de les dépecer pour les obliger à montrer leur chair. Et s’il s’agissait d’une opération de magie métaphorique pour obliger la peinture à se faire chair? L’agnostique qui fut séminariste et qui garde au plus haut le sens des mythes n’aurait sans doute rien à redire à une telle allusion. Question, oui, de peau. De ce qui se lit sur la peau et de ce qui se cache sur la peau. Sous la peinture couve un sang de feu, palpite une chair d’homme, une conscience d’homme.
Tête baissée dans la peinture, Kijno a cultivé la vitesse, produit à tour de bras, prolixe et protéiforme. Ce peintre lui-même est plusieurs. Ce qui ne facilite pas la mise en catégories. En vrac, peintre d’expression abstraite, figuratif tendance de la filiation picassienne, peintre d’histoire, primitiviste entiché d’Afrique et d’Océanie, iconographe d’inspiration christique ou bouddhique (déchirure et sérénité), tachiste agressif, obsédé de sculpture, vaillant portraitiste, graffiteur… Et toujours entre apologétique et révolte. Encore:tantôt hurleur, tantôt médiatif.
Au fond de la mine que creuse le peintre Kijno et d’où il rapporte des pépites explosives, il y a un homme secret, silencieux, léger, méditatif, transparent. Le peintre le sait, de même qu’il sait qu’il ne rejoindra parfaitement cet autre lui-même que dans cette dernière heure qui serait moins une dissolution que le sceau d’une vie accomplie. C’est l’avers du Kijno public, foisonnant, enthousiaste, beau parleur, bien à table, séducteur, bon acteur, passionnant mémorialiste, amis chaleureux, hôte impétueux, voyageur agité, lecteur boulimique, griffonneur compulsif… C’est la face blanche de l’homme frappé de stupeur métaphysique, celle qui ne laisse que rarement apercevoir derrière les traits du visage, tel qu’on l’observe en temps ordinaire ou tel que la photographie peut le saisir. Cet homme s’est mis à l’épreuve de la peinture, se servant d’elle pour se défaire des écailles de la peur et des préjugés. Il a mis toute son épreuve dans la peinture, cherchant à la délier dans la montée imprévisible des signes. Plus jeune, il fut tenté par d’autres voies, l’illusion religieuse ou la filature des concepts. La peinture l’a emporté, s’est faite son destin, le lieu du risque et le seul recours. Elle n’a jamais donné des réponses qu’à l’instant, plénitude éphémère, solution passagère. Sinon, elle se serait arrêtée. La peinture n’a jamais sauvé un homme. Beaucoup même s’y sont perdus. Aux peintres, elle ne permet jamais de durer un peu, en vivant intensément. Aux autres il importe qu’elle soit là, présence, paroi sur laquelle se lit une trace d’homme, parchemin sur lequel se déchiffre un texte inépuisable.
Source: catalogue exposition Kijno au Musée Russe d’Etat
Crédit photo portrait :
Retranscription du discours de Dominique de Villepin à l’occasion du vernissage de l’exposition “La grande utopie de KIJNO” le 17 Mars 2017
Chère Malou,
Monsieur le Maire, cher Emmanuel Lamy,
Cher Arnaud Péricard,
Et cher Renaud Faroux, Commissaire de l’exposition
D’abord je dois dire que c’est pour moi une immense émotion.
Le choc en rentrant dans ce lieu merveilleux, ce lieu habité par Lad est tout à fait extraordinaire, encore plus quand on se heurte à cette «Kijnosphère» qui reflète si bien le monde qui était le sien, le monde dont il a dérivé qui est un monde de l’art.
Un monde de l’art où tout est rencontre et je dois saluer l’intuition géniale qui est celle de cette exposition, ce titre «La grande utopie» parce que je crois qu’elle fait justice, elle rend justice à un homme qui très tôt a eu l’intuition d’une ambition hors du commun.
«La grande utopie» oui c’est bien cela dont il s’agit et qui montre bien à quel niveau s’élève le regard, l’œuvre, l’humanité, la générosité de Lad Kijno.
«La grande utopie», imaginez que le dialogue entre les artistes puisse se faire à travers les siècles où Uccelo, Mantegna, peuvent dialoguer avec Robert Combas que je salue comme Geneviève.
«La grande utopie» de l’art où la poésie rencontre et voisine la peinture.
«La grande utopie» d’un monde où la philosophie dialogue avec la peinture.
«La grande utopie» où l’homme se retrouve au centre.
Et, Renaud Faroux me faisait remarquer sur chaque tableau tout à l’heure à quel point Lad ne s’enferme dans aucune école, dans aucune chapelle, aussi grande soit elle.
Bien sûr, la station lyrique plus souvent l’étiquette qui lui fût accolée, mais il y a dans chacun de ses tableaux un centre, une image de quelque chose qui dépasse et qui déborde, une sphère, un cœur, un cœur qui bat.
Et cette force, cette originalité montre bien son souci toujours d’aller plus loin et cette ambition me touche, je crois pouvoir dire, nous touche tout particulièrement aujourd’hui.
Nous ne sommes pas dans n’importe quel monde, nous sommes dans un monde plus que jamais blessé, plus que jamais douloureusement échaudé par des drames, des drames qui retrouvent ici l’écho, l’écho de ce que fut et de ce qui continue à être l’œuvre de Lad Kijno, ceux qui souffrent, les réfugiés, les laisser pour compte, tous ont une place dans cette œuvre, tous ces visages froissés, toutes ces images cabossées rendent compte d’un monde où l’art, l’humanité sont en permanence l’acteur principal.
«Grande utopie» encore quand il s’agit de donner un espoir à l’homme et quelle leçon pour notre temps, un espoir quand il s’agit de donner une direction à notre ambition, à nos sociétés, quand il ne s’agit de ne jamais séparer l’homme de sa vie et l’on retrouve partout cette histoire qui dépasse en permanence l’œuvre qu’il fait.
La guerre du Vietnam, Angela Davis, la guerre d’Algérie auparavant et tant d’images contre lesquelles il s’est battu, la guerre d’Irac qui l’avait si profondément blessé, en permanence ce refus de cette fatalité, en permanence le souci de pousser vers l’avant ce coeur de l’homme qui peut tout changer.
Car en effet, «La grande utopie» d’y croire encore quel que soit les épreuves, quelques soient les difficultés, c’est bien ça qui fait que Lad continue de nous parler, cet espoir qu’il nous apporte, ces paroles qui continuent d’être si vivantes dans chacun de ses tableaux, je crois que le regard que beaucoup porteront sur ces œuvres montre à quel point l’ambition est unique, l’ambition est immense, l’ambition de quelque chose d’autre, d’un monde meilleur est constamment présente, et je dois dire un grand bravo à la Mairie de Saint-Germain d’avoir pris une initiative de cette ambition, un grand bravo au Commissaire de l’exposition parce qu’il nous donne à revoir l’œuvre de Lad, et Lad ce grand artiste, cet ami il est présent dans chacune de ses œuvres, il est présent parmi nous ici et il y avait dans le cœur de Lad et combien de fois avec Marie-Laure nous l’avons vécu dans les déjeuners du dimanche constamment ce souci de donner. Et c’est en cela un artiste très singulier, voilà un artiste qui ne comptait pas, voilà un artiste qui ne se souciait pas des fins de mois, voilà un artiste qui faisait partager son œuvre avec le seul souci de faire vivre l’art, pas la côte de l’artiste et l’on voit bien que la côte de l’artiste finalement au bout du chemin elle sera là quand même parce que cette œuvre est plus forte que le marché, elle est plus forte que les petits accommodements et les petits intérêts, il y a là un homme, un homme qui porte depuis La grotte de Lascaux toujours la même ambition de changer le monde, donc pour cette grande utopie, merci au cœur de l’œuvre ne l’oublions pas, il y a une figure qui est présente partout c’est celle de Malou, qui est presque dans son avion de chasse ce soir et qui est la figure si belle qui l’accompagne, qui l’a accompagné et qui nous donne tant d’amitié et tant de joie.
Merci Malou et merci à vous tous d’être là ce soir.
Salah Stétié
Poète, écrivain
Ancien Ambassadeur
Dans «Fenêtre d’aveugle» Editions Rougerie 1998
Pour n’importe qui, un papier froissé est un papier jetable; pour Kijno est un papier vivant. Brusquement, ce papier, malmené par la main du peintre, le voici qui se couvre des veines et des veinules, d’artères et d’artérioles, le voici qui, assez miraculeusement, se métamorphose en tissu animal ou végétal, revenant à sa nature première, à l’élément premier qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. A nouveau peau ou parchemin, coupe d’un tronc d’arbre ou constellation de sciure, il est – comme on le dit d’un évanoui – «revenu à lui-même»: revenu donc à ses doutes, à ses hésitations, à ses carrefours, à ses rides, à ce stade sans doute fortement ontologique où la matière n’est déjà plus la matière, où l’esprit n’est pas encore l’esprit. La plus immédiate énigme d’un papier froissé par les doigts de Kijno, c’est qu’il pose instinctivement le problème de l’origine.
Il y a aussi ce papier froissé faisant métaphoriquement retour à sa matrice immémoriale – animale fût-elle ou végétale – va apprendre, par quelle science en lui présente, à s’alourdir d’une densité plus dense que la vie, dont nul n’ignore qu’elle est éphémère et fragile. Et quoi de plus éphémère et de plus fragile qu’une feuille de papier, fût-elle de celles dont on fait les emballages? Il n’est rien au monde qui ne soit capable de la triturer, de la trouer, de la défoncer, de la rouler, de la déchirer, de l’émietter, de la brûler. Mais Kijno, l’étonnant Kijno étant venu, et ses doigts eux aussi venus à passer par là, voici que le papier, habilement accidenté, se rêve minéral, devient non plus tissu seulement mais texture, – boursouflure de lave légère qui signifie que la substance primitive de l’univers, sans être véritablement vivante, n’est pas inerte pour autant, et qu’elle est traversée. Je crois voir dans l’état le moins élaboré d’un papier de Kijno, bien avant l’intervention des traces et des signes les plus personnels, qui sont toutes clés ouvrantes, je crois voir, dis-je, l’intuition, chez lui, du matériau cosmique. Mais le matériau est-il le matériau, la matière est-elle la matière et ne sont-ils pas déjà, du simple fait d’être appelés à l’existence, des fulgurations spirituelles? Dans un autre contexte, pourtant le même, Sainte-Thérèse d’Avila se pose la question: «Je ne sais pas, dit-elle étrangement, si l’argent est chose matérielle ou spirituelle». Et le papier froissé de Kijno, son matériau de base, son élément de départ? On ne sait pas non plus.
Source: «fenêtre d’aveugle» Editions Rougerie 1998 – catalogue de la rétrospective Kijno au Musée Russe d’Etat Russe de Saint-Pétersbourg, 2006, Palace Editions
Raoul-Jean Moulin
Essayiste et critique d’art
Secrétaire général honoraire de l’Association Internationale des Critiques d’Art
Kijno n’a jamais rencontré Neruda – il l’a seulement approché lors de la garde d’honneur auprès de la dépouille mortelle d’Elsa Triolet – mais leur rencontre a bien eu lieu puisque sa peinture en atteste. « Par la célébration votive, fraternelle, des luttes de libération des peuples, les plus beaux, les plus grands, les plus pauvres, je suis peut-être un peintre non-occidental, moi l’émigré, l’exilé, l’hétérodoxe toujours en dissidence, un peintre du métissage, du syncrétisme des formes premières », affirme-t-il.
Plis contre plis, rythmes contre rythmes, froisser, défroisser, relaient en quelque sorte l’impulsion du geste et sa trajectoire, se substitue à l’inscription de son signe sur la toile étendue au sol, à son déploiement all over. Perturbant les tracés de la brosse et les pulvérisations de la bombe, le froissement du tissu, au terme de sa rétractation générale préliminaire, produit simultanément, contradictoirement, la contraction et la dilatation de l’écriture, une extension potentielle de son champ chromatique. Il faut peindre, empreindre un support de plus en plus vaste, plier, replier et déplier, friper et défriper cette trame textile prise par l’imprégnation mouvementée de la couleur, la manipuler en exploitant l’imprévisible configuration des pliures, travailler plus physiquement, plus directement qu’avant ce qu’elle cache ou délivre, ce qu’elle brise ou rapproche, ce qu’elle greffe, ce qu’elle engendre, l’entière et nouvelle contexture qui surgit des brusqueries de la main, de l’impétueuse passion de peindre, et qui constitue désormais la matérialité de l’image ou la trace de son signe. Le froissage est aveugle ; il connaît le lieu de son intervention mais il ignore sur quoi il opère : il ne sait pas ce qu’il froisse. Il tient du hasard, de l’intuition, de l’échec possible, d’une finalité aléatoire. Il dévoile les blancs de la toile, le non-peint, réserves fortuites, parcimonieuses, auxquelles s’ajoutent, comme par effraction ou décollement, les froissures laissées au creux des reliefs, dans la profondeur des plissements pressés, compressés, l’accident de la couleur cachée et soudain révélée, découvrant parcellairement entre les failles une polytonalité enfouie, un feu antérieur illuminant la vérité de peindre.
Source : Monographie Kijno, Raoul-Jean Moulin, Editions Cercle d’art, Paris 1994
Jean Grenier
Philosophe, Maître d’Albert Camus
«Le choix d’un critique», L’œil n°46, octobre 1958, Paris
«Finalement les figuiers et les galets, ce qui se dessine sur le ciel, ce qui se dessine sur le fond de la mer, présente des analogies comme on découvre dans les familles des nombres et des figures qu’étudient les mathématiciens». Cette recherche passionnante a amené un esprit avide comme celui de Kijno à descendre jusqu’à ce que Cézanne appelait «les assises du monde».
Source: catalogue de la rétrospective Kijno au Musée Russe d’Etat Russe de Saint-Pétersbourg, 2006, Palace Editions
Bernard Dorival
Ancien Conservateur en chef du Musée National d’Art Moderne
Professeur à l’Ecole du Louvre et à l’Université de Paris Sorbonne
Paris, le 1er janvier 2000
Mon cher Lad,
VOILA TOUT JUSTE UN DEMI SIECLE QUE J’AI FAIT TA CONNAISSANCE. Tu étais tout jeune alors et je n’étais pas encore vieux. J’étais venu depuis ma résidence de vacances jusqu’au plateau d’Assy pour y rencontrer notre ami MAROIS. C’est lui qui eut l’idée de me conduire à toi.
Tu vivais parmi des gens de qualité, les DEGEORGES, les TOBE, les DORMEUIL, sans oublier l’admirable chanoine DEVEMY qui te procura ta première occasion de donner ta mesure de peintre. Ce fut cette Cène de la crypte de Notre-Dame de toute-Grâce où, avec la naïveté et l’inconscience de tes vingt ans, tu bouleversas l’iconographie traditionnelle au profit d’une iconographie nouvelle et poignante. Plus tard, j’eus l’occasion de rencontrer dans le bassin houiller du Pas-de-Calais, ta mère dont j’admirais la foi qu’elle avait en toi – une foi que partage ton épouse Malou dont on ne dira jamais assez quelle aide fut et est pour toi dans ta vie d’homme et d’artiste.
Cet artiste, j’en ai suivi amicalement l’itinéraire, un itinéraire que tu as vécu sous le signe de l’indépendance. Aveugle et sourd aux mots d’ordre et aux modes, tu es un homme libre, ce qui n’est pas si fréquent dans l’art d’aujourd’hui. Tu as fait, et fais encore, la peinture que tu as besoin de faire, celle que tu te pousses à créer ta nécessité intérieure et qui en fait un long aveu, un aveu bouleversant de ton âme (permets- moi ce mot démodé maintenant; je n’en vois pas de meilleur pour caractériser ta peinture).
Cette peinture, elle a beaucoup évolué, heureusement, au cours du temps, mais elle est restée, heureusement encore, elle-même. Ce qui la définit, si je ne trompe, c’est d’abord ton geste.
Autoritaire, impérieux, impérial, il plaque sur tes supports, une matière plutôt économe avec une telle assurance que l’on ne saurait contester la force qui résulte de ce mouvement de ton poignet à ta main. C’est un fait, comme est fait ta présence. Et la seconde composante majeure de ce que tu crées, c’est la lumière, ta lumière, une lumière que tu as trouvé le moyen de multiplier par ton invention de tes papiers froissés. En effet, à froisser un papier préalablement peint, tu crées des arêtes qui laisse jouer la clarté et des creux qui restent dans la demi-pénombre. La surface de ton œuvre n’est plus que frémissement, respiration, vie, un peu comme ces montagnes du Plateau d’Assy où nous nous sommes rencontrés. Dessin, couleur, matière sont, de la sorte, soumis à la forme que tu aimes, simple et évidente, régnant sur le support, mais doublant aussi sa plasticité d’un lyrisme et, mieux encore, d’une spiritualité qui font que ta peinture, expression totale de toi-même, s’adresse à la totalité de ton spectateur et fait vibrer en lui toutes ses fibres les plus intimes. Ton art est dialogue, et c’est assez pour que chacun l’admire et l’aime.
Bravo, Lad, et à bientôt. Tu sais mon amitié.
Source : catalogue de la rétrospective Kijno au Musée Russe d’Etat Russe de Saint-Pétersbourg, 2006, Palace Editions
André Darle
Poète
Dans «Kijno, Tzara, Aragon, Ponge», Cercle d’Art, Paris, 2004
A l’approche de l’an 2000 et dans le désarroi du temps, après ce passage d’ouragan, ce tremblement soudain sur la France, je ne savais plus guère que penser quand le téléphone sonna. Ladislas Kijno est de ces artistes qui savent éveiller et éblouir. Il venait de dessiner sept portraits de Tristan Tzara et tenait à le dire à celui qui un soir l’avait entretenu d’un projet à propos du poète. L’éditeur désirait placer un dessin sur la couverture du livre que j’avais provisoirement intitulé: Le rire de Tristan. Je savais que le peintre, l’un des plus prestigieux d’aujourd’hui, avait naguère croisé Tzara à Antibes. Mais comment imaginer que quelque chose commençait avec le millénaire, de l’ordre de la création et de la mémoire? Comment imaginer cette suite de portraits «psychanalytiques» et bientôt froissés, sept d’abord, puis quarante, cinquante quelques jours plus tard, soixante-dix enfin …
Comme hier de grands devanciers, Matisse ou Picasso par exemple, Kijno prolonge avec fougue chaque création nouvelle. Mais je ne fais ici qu’esquisser une démarche, tant il est vrai que chez des grands créateurs subsistent souvent des zones d’ombre. Sinon comment expliquer l’accent unique, le bonheur d’expression on ne sait comment atteint, l’inexprimable peut-être?
Faut-il préciser que les amis de Tzara, ses compagnons du surréalisme (Louis Aragon, Breton, Desnos, Eluard …) surviennent dans ce prodigieux ensemble graphique? Une époque déconcertante reparaît ici avec l’éclat sans pareil de l’imaginaire.
Bernard Vasseur
Philosophe
Directeur de la Maison Elsa Triolet et Louis Aragon
à Saint Arnoult-en-Yvelines, France
(…) Transposons et constatons: Kijno a composé ses variations Tzara comme un poème dada: encre, ciseau, colle, froissage … Une écriture automatique créant ses champs magnétiques. Un cadavre exquis. «Le surréalisme est à la portée de tous les inconscients» proclamait fièrement un tract de 1925. «La poésie doit être faite par tous (et non seulement pour tous)» avait écrit Isidore Ducasse. Toi aussi, tu peux-froisser-défroisser. Autre manière de dire que la poésie est une fonction vitale et que tout individu peut se brûler à son feu, comme il respire. Mais il y faut une rude torsion de l’être: remonter à la source des émotions, en deçà des opinions reçues et au-delà de toute convention.
Le poète et le peintre ne sont pas des hommes d’exception, à part, inspirés, visités… La littérature n’est pas si peu que soit, un art d’agrémenter les loisirs d’autrui. La poésie, la peinture ne sont pas des «genres» académiques, des activités purement esthétiques pour public averti et bien élevé, des spectacles d’un soir dans une galerie ou un théâtre. Ce sont des modes de vie, des façons d’être. «Qu’on se donne seulement la peine de pratiquer la poésie», dit André Breton dans le Manifeste du surréalisme. Elle est prête à jaillir à tout moment du monde qui est le nôtre si l’on sait la voir et l’entendre, et trouve place indifféremment dans la littérature, la peinture, le rêve, le jeu de mots, un simple incident de rue… C’est une violente absence à un monde de violences et de contradictions. Elle porte au sommet de soi-même. Elle introduit par effraction, ne fût-ce que quelques instants, au «surréel». Elle nous ouvre à l’invisible. «Devant ce qu’on voit, il faut penser à ce qu’on ne voit pas, et qui est là, manifesté», écrit Bernard Noël.
En dialogue avec Tzara, Kijno n’illustre pas Tzara. Il ne met pas en images les textes du poète Tzara. Il vibre au rythme profond du même sang. Regarde le regard noir de Tzaza, il t’emporte ailleurs, il t’oblige au voyage. Kijno aime à citer cette formule de Léonard de Vinci: «La poesia è una pittura cieca e la pittura è una poesia muta». (…)
Dans «Kijno-Tzara-Aragon-Ponge», éditions Cercle d’Art, Paris 2004
Photo Claude Gaspari
Charles Dobzynski
Poète, écrivain, rédacteur en chef de la Revue Europe
Le peintre est-il uniquement celui qui donne à voir, selon Paul Eluard?
Non, c’est celui qui transforme la vue, parfois de fond en comble. Ladislas Kijno appartient à cette famille prométhéenne des voleurs de feu. Il emporte notre regard bien au-delà des apparences. Là où cela brûle. Là où cela chante. Sa peinture incite à voir autrement, à voir plus profond. Si bien que voir devient une écriture plus encore qu’une appropriation. Ce quelque chose d’igné qui est en elle l’apparente à la poésie. Ce dont elle brûle est sa résurrection; c’est le phénix de la couleur et de la forme. Les mots du poète non seulement s’accordent avec ce monde en constante gestation, ce monde qui réinvente le regard, ils y puisent leur énergie. Rarement, peinture et poésie ont trouvé pareil point de conjonction. La vue nourrit la lave du langage et le fertilise. Accompagner Kijno dans son travail, comme cela m’est arrivé, est un bonheur. Le bonheur de la découverte. Une conquête recommencée. Rêver et renaître en même temps.
Source : catalogue de la rétrospective Kijno au Musée Russe d’Etat Russe de Saint-Pétersbourg, 2006, Palace Editions
François Xavier, La Romania, 2010
«Toujours indigné, toujours en protestation, en fureur, menant son combat passionné et sans fin pour imposer la peinture comme un baume sur les cœurs des hommes, Kijno habille les couleurs, souffle le froid et le chaud, médite avec son crayon tout en téléphonant et affirme ses solutions sur des papiers froissés.
Il travaille sans relâche, brûle ses sept vies dans l’amour de l’art seulement vêtu d’une armure de lumière. Il tyrannise les sots, charme et fascine, impose sa force créatrice et contradictoire dans le rayonnement de sa souffrance qui devient peinture. Kijno est le peintre de la présence hors des normes de l’abstraction ou de la figuration car il est avant tout celui qui aime».
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Hommage à Ladislas Kijno
Calligraphie du printemps ton corsage s’ouvre doucement
Sur des promesses d’été et d’autres tourments.
Ici l’étoile épandue va mourant
Au jour naissant dans l’escapade de sa folie
Recouvrer l’idée d’une autre mort
Dans la mire du soleil qui est nuit
: deux seins magnifiques jaillis de nulle part
Pour y enfouir son visage
Et ne plus rien voir.
Source : Extrait de Kijno e(s)t l’art d’aimer, éditions du Littéraire, avant l’avant-propos de Bernard Noël, 2013